Concevoir un site comme celui-ci avec WordPress.com
Commencer

Toucher à la hache, de Perle Vallens

Novelliste, poétesse, photographe, Perle Vallens vit en Provence. Ses textes, qu’ils soient érotiques ou non, laissent une grande part à l’émotion. On peut la lire dans plusieurs recueils thématiques de la série Osez vingt histoires tels que Osez vingt histoires de candaulisme ou Osez vingt histoires de passion sexuelle (La Musardine, 2018 et 2020), dans plusieurs revues, dont Métèque, L’Ampoule ou Dissonances, ainsi que sur son site.

***

Une femme brune est allongée. On ne voit pas son visage couvert par ses cheveux lisses. On entend à peine un gémissement dans l’ombre. La secousse qui l’assaille fait retomber sa chevelure sur le côté, dévoilant l’éclat blanc d’une joue, d’un menton, d’une bouche close. On ne voit rien d’autre à la lumière pâle que sa joue pâle et que ses lèvres pâles, presque bleues. On ne voit rien d’autre mais on l’imagine dévêtue. Nue, pâle, la bouche close.

Derrière elle, un homme, debout, droit, torse nu. Il semble avoir gardé son pantalon. On ne voit rien d’autre qu’une silhouette qui se découpe en contre-jour de la lumière pâle. Grand, large d’épaules, ses mains arrimées, son regard baissé, affairé, il la surplombe de toute sa haute stature.

Elle ne bouge pas mais son corps est mobile, il bouge dans un mouvement ascendant qu’elle ne lui imprime pas. Elle se laisse faire, empoignée, pétrie, secouée. Elle se laisse chiffonner. Elle semble flotter entre des mains invisibles.
Petit à petit, on se rend compte qu’un autre homme est là qui agite ce corps au-dessus de lui. D’avant en arrière, de haut en bas.

Un sexe dressé entre dans le champ. Branlé longuement avant de gicler sur la joue pâle. L’œil recadre sur ce qui jaillit d’épaisse blancheur. Arrêt sur image.

Si l’on s’approche de la scène, depuis l’étage, on voit les trois personnages en contre-plongée, trois adultes consentants, se dit-on, qui se donnent du plaisir, dans un lieu de plaisir.

Hors-champ, d’autres hommes sont là qui regardent et attendent. Peut-être leur tour.

C’est une mécanique des corps, saccadée, qui s’accentue avec des bruits de succion, de souffles coupés, de râles.

Des odeurs musquées montent de toutes parts, ici, cela fait comme une chape au-dessus, où il fait bon étouffer, l’espace d’une soirée.

Soirée privée où l’on vient, seul, en voyeur, se repaître du plaisir des autres. Narrateur de leurs histoires, goûteur et baiseur par procuration, chasseur-cueilleur de clichés intérieurs pour se palucher plus tard dans sa solitude. Plus tard plutôt qu’ici. Ailleurs plutôt que dans cet antre où seule compte la vision pleine, palpable des chaleurs que l’on se redira. Ici, on se nourrit autrement plus par la vue seule, et par ce qui se raconte autour.

La blonde au comptoir a la langue bien pendue, au propre comme au figuré. Elle sait, dit-elle. Elle bave sans qu’on lui demande rien. Une source non tarie sort de sa bouche. Mais ce n’est peut-être que rumeurs, racontars promis aux oreilles d’un soir, par le désœuvrement plus grand qu’elle du goût de la chair.

Quand on est prisonnier d’une bouche qui ne fait que parler…

— Elle est là à chacune des soirées. Sinon, elle est toutes les semaines en boîte libertine. C’est une acharnée du cul. Il lui en faut toujours plus.
Le moulin à paroles repart de plus belle. Un grand amour dit-on. Une passion. Une déception. Une tentative de suicide. Puis la baise comme automédication au mal d’amour.

— On soigne le mal par le mâle. Paraît que ça marche, j’ai jamais essayé. Jamais eu besoin.

Et de poursuivre, inlassable, jusqu’à ce qu’on sache tout, hormis le prénom de la brune.

***

Pauline avait tout juste trente-deux ans lorsqu’elle a rencontré Thomas. À la plage, ça ne s’invente pas. Leur histoire a donc commencé comme une romance de cinéma, en moins bavard. De l’eau jusqu’à la taille, un grain de peau, un frôlement, des jeux, des éclats de rire, du badinage. Cela semblait indolore au début. Une histoire comme mille autres qui n’aurait pas prêté à conséquence, le genre de passade d’été, d’amourette de vacances que tout le monde vit un jour ou l’autre.

Le déclic a eu lieu le quatrième soir. Ils sont allés dîner après avoir nagé toute la journée. Ils étaient affamés, ils auraient avalé une vache !
Affamés, ils le sont restés deux ans, cinq mois et deux jours. On ne compte pas les heures. Jamais dans ce genre de relation.

C’était un genre de cantine branchée, le genre où l’on mange tous assis sur de hauts tabourets autour du comptoir, en sirotant des cocktails chics. Le sien a été choc. Pendant qu’elle sirotait une caïpirinha assise bien droite, haut perchée, il s’est approché d’elle et a chuchoté à son oreille son désir. Ses mots étaient crus, brûlants, son sourire incandescent. Ses dents blanches brillaient dans l’obscurité, carnassières. Il a ajouté le geste à la parole en passant sa main sous sa robe légère et en s’enfonçant en elle, liquéfiée d’avance. Jamais on ne l’avait ainsi touchée si intimement en public, jamais on ne lui avait dit ces choses. Elle a tressailli, défailli, limites défaites de sa conscience et de sa morale. Ils se sont levés mus par une urgence. Ses joues étaient rouges de désir, de confusion, et sans doute un peu de honte. Elle ignorait que c’était bon la honte. Ils ont couru s’enfermer dans les toilettes. Il l’a prise debout, vivement, la fouillant de ses doigts et de son sexe, la buvant, la mangeant comme si demain n’existait pas. Il y avait un miroir au-dessus du lavabo qui lui renvoyait son reflet. La jambe relevée sur la lunette des toilettes, lui derrière, dévorant sa nuque, un sein emprisonné dans sa main, roulant la pointe entre ses doigts, la pinçant, puis figeant son regard plongé dans le sien dans le miroir. Le trouble de la scène, de son image, lui a laissé la bouche sèche et l’entrejambe trempé et ravagé. Elle ne se reconnaissait pas. Elle s’est surprise elle-même et s’est coulée de plus belle sur son amant lorsqu’il lui a dit à quel point elle était belle ainsi, dépravée. Il a prononcé le mot salope et cela lui a vrillé le cerveau. D’aucun elle n’aurait toléré pareil vocabulaire, jamais, mais lui, lui… Cela a fait naître une flambée violente dans son ventre. Elle s’est sentie fondre, glisser, luisante sur lui de plus belle. Elle s’est perdue en lui, elle s’est donnée, éperdue.

Après, ils sont sortis dans l’air parfumé de la nuit, ils ont marché longtemps serrés l’un contre l’autre, sans autre but que marcher serrés l’un contre l’autre. Enlacés, ils se sont endormis et ne se sont plus quittés quittèrent plus. Elle a emménagé rapidement chez lui, a quitté ses amis, son environnement. En réalité, sa vie venait juste de commencer.

La suite, on le devine, n’a été que phéromones et fluides, faim et moiteurs, explorations des sens qui ne seraient rien sans transcendance, ni sentiments. Il y a eu l’amour (ou la passion amoureuse mais à première vue les deux se ressemblent tant). L’amour irrésistible, l’amour infaillible. L’invisible attrait des corps et des âmes. Ce qui va chercher loin la corde qui mène du plexus au cœur, du sexe au cerveau dans des travées sans cesse renouvelées. Rites anciens. Rythmes retrouvés. Les acrobaties du cœur, fil de fer tendu entre les corps, sans filet. Le risque zéro n’existe pas, n’est-ce pas ? Et vivre c’est risquer, dit le philosophe. À vivre à mille mètres au-dessus du sol, c’est forcément risquer la chute mais c’est surtout voir les cimes, vivre au-dessus de la mêlée.

La suite, on le devine, n’a été que mots crus et silences pleins. Pleins d’amour en tension du ciel, instants suspendus dans leurs émois démiurgiques. Car il y a eu ça aussi (elle en était sûre du moins), quelque chose de plus, qui touche au divin. Il n’aurait pu en être autrement, sinon elle n’aurait été qu’une traînée.
La suite n’a été que gestes et souffles, la texture des peaux dans leur frôlement, leur frottement, la tension des corps soumis l’un à l’autre dans un désir sans fin. La suite, la distorsion du temps qui ne s’est compté qu’en série de touchers, de bouches qui se cherchent, de dévorations, d’éblouissements, d’obsessions. Jamais le doute, jamais la frustration. Cela a toujours été si simple entre eux, naturellement bestial, ou juste joutes presque sages, ou juteuses empoignades.

Et la douceur. Le visage perdu dans la nuque, le nez qui flaire le cou, les cheveux, la main qui erre sur l’épaule et redescend le long du bras, glisse dans le creux de la taille, s’abandonne sur le bombé du ventre.

Et la saveur. Le goût de sel et de lait, le caillé au coin des lèvres, l’aigre de l’aisselle, la bouche emplie des eaux, le recueillement, yeux mi-clos, la dévotion, la trace des secrets d’enfance.

Et les couleurs. Le rose qui fleurit et se fronce sur la pointe des seins, l’ivoire fragile à l’intérieur des cuisses que l’on saccage de ses dents pour y voir naître du bleu, le rouge qui empourpre la joue. Le jaune qui illumine les corps, l’or des regards comme un soleil qui flamboie, un feu.

La suite n’a été que force, paroxysme, brillance. Il a été la lumière et l’oxygène, son air à respirer chaque jour, son pain quotidien. Son poids sur elle, l’écrasement, l’envahissement, la fusion, l’absorption de lui en elle, d’elle en lui. La sensation de disparaître au monde, de renaître chaque matin l’un pour l’autre. Ils étaient tout simplement, pleinement heureux, d’un bonheur épais, dense, inébranlable. Grand bleu, sans nuage.

Autour d’eux, on disait chance ou l’on médisait. Cela ne durera pas. Cela finira un jour ou l’autre.  Elle ne pouvait tout simplement pas l’imaginer alors elle n’entendait rien des jalousies, ne voyait pas les mines désolées. Sourde, elle est devenue muette et s’est éloignée des bavardages. Son amant lui suffisait. Son amour lui suffisait. Ils étaient son horizon. Elle n’y voyait pas de limite, pas de fin. Elle ne voyait qu’une longue route bordée de plaisirs. Petite fille naïve et aveugle, neuve, révélée à l’amour, elle ne voyait que ce qu’elle vivait dans l’instant présent. Demain serait pareil. Et après-demain. Pourquoi en serait-il autrement ?

Puis le chemin tortueux qu’ont pris leurs amours avec d’autres, conviés, un jour, une nuit. Il n’y eut de sa part qu’acquiescement puisque c’était son plaisir, leur plaisir. Un homme, une femme, qu’importe mais la vibration, comme une communion, un témoignage de l’attachement sans faille, sans détour, un amour inconditionnel. Risquer, toujours, c’était sauter à l’élastique et vaincre la peur du vide. À cause de la peur du vide.

L’instant fatal, c’est l’élastique qui se rompt, net. On ne le voit jamais venir, cet instant. On ne le craint pas, on tombe d’un coup de très haut. On se démembre, on s’éparpille. On reste à terre, en morceaux, en lambeaux.

Elle n’a pas su qui était sa rivale, à quoi bon ? Elle a supplié en revanche, l’orgueil n’a rien à voir avec l’amour. Elle a hurlé, elle a pleuré, elle s’est maudite d’y avoir cru.

Ce sont des jours d’abattoir, des jours d’écorchée, où elle voudrait s’arracher la peau, arracher le cœur pour arracher l’absence de sens.

Alors, elle se déclare la guerre. Gésir, corps au billot, corps tranché pour trancher la peine, hacher aux sanglots, déchiqueter ce qui pourrait l’être. Sa fin vaudrait mieux qu’admettre qu’elle sans lui est possible.

Elle a souhaité mourir, elle a échoué. Elle a pensé avoir échoué, doublement. Son corps s’en souvient, doublement. Il ne peut oublier l’amant si profondément ancré dans la chair. Il appuie encore là où ça fait mal. Les cicatrices, inguérissables, ne se sont pas effacées, ni celles du corps, ni celles de l’âme. La faille qui ne se referme pas, c’est l’impossible deuil, la peine immense, inconsolable.

Et après ? L’insolence de la solitude. Le ressac morne de nuits d’insomnie et le noir partout.

Et après ? La fuite, finalement.

Rien. Elle ne ressent plus rien. Elle ne cherche que l’oubli désormais, étrangère aux autres, incomprise et s’en fichant de l’être.

La blessure, si vive, qu’elle a pensé soigner dans d’autres bras, est-ce un leurre ? Un mâle pour un bien ? Vrai baume ou placebo ? Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. Seule la chair pourrait peut-être se rassasier.
Elle a touché à sa propre hache, celle du sexe ne tue pas. Dans ces excès choisis, elle s’absente, elle se disperse, s’efface un temps. C’est sa façon d’ignorer la douleur.

Elle s’est mise à fréquenter des soirées libertines, sombrant dans d’autres corps, se laissant sombrer, naufragée volontaire. Nymphomaniaque. Une maladie paraît-il. Elle s’inscrit en faux. Sa maladie c’est le manque, c’est l’amour de sa vie, c’est ce qu’elle a perdu. Le sexe, c’est une guérison possible. Elle a juste dérapé sur la posologie.

***

Flash-back et travelling avant, zoom sur la brune. Nue, joue pâle, bouche close. Joue nacrée du sperme des premiers mâles. La bouche s’entrouvre alors qui avale, comme en bas, les sexes qui s’y présentent. Et le corps reprend sa sarabande, sa danse vissée, coulissante. Pressée, serrée, démontée. La poupée brune se laisse désarticuler dans tous les sens, passablement ivre de tout ce foutre. L’oubli de l’amant dans les dérives, la baise à outrance, est-ce son salut ou juste sa survie ?

Son sexe doit être gonflé à force d’être foré. Il doit être luisant, glissant, comme une promesse d’y glisser davantage. C’est ce que doivent se dire ceux qui patientent, la queue à la main, s’astiquant, le regard scellé à son sexe. Plus elle est pénétrée, plus elle s’inonde, plus il devient impérieux de la pénétrer.

Plan rapproché. La sueur scintille sur sa poitrine. La saillie continue, les secousses, les chairs boursouflées, les cuisses relevées à mesure qu’un nouveau se présente à l’interstice. L’espace se distend comme le sexe de la brune, comme la fente des yeux de l’assistance, fébrile. L’abandon comme pouvoir d’attraction, elle est le spectacle irrésistible d’un corps en offrande que tout le monde peut posséder. Celui qui est spectateur peut à tout moment devenir acteur. Parfois juste des mains pour caresser, parfois juste franchir le barrage de la bouche, parfois prendre ses autres orifices, à tour de rôle ou plusieurs à la fois.

Split screen sur toutes les queues et bukkake en giclée finale. Bouquet de feu d’artifice. Les braises couvent toujours dans l’âme et consument le corps. Sa brûlure jamais éteinte. Même moi, voyeur impénitent, qui ne baise pas d’habitude en soirée, je pourrais être tenté de jeter une nouvelle bûche dans ces feux d’enfer.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :